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« En prirent un chacune et en laissèrent trois. » Il se demanda un instant si ça ne faisait pas référence à un système de numération différent de celui des hommes, à base dix, puis rejeta cette idée. Non. Il était sûr qu’il n’abordait pas le problème sous le bon angle. Parfois, ces anciens poèmes codés étaient les plus difficiles à comprendre. Il lui fallait abandonner toutes ses idées préconçues et recommencer au début. « Eliza, Elizabeth, Betsy et… » et Évangeline déviait à nouveau de sa course. Tug le sentit à une tension anormale des antérieurs de sa métabole. Il gargouilla d’agacement et envoya une pulsation qui arrêta l’enregistrement qu’il était en train d’effectuer. Il se détacha des filaments qui le reliaient au scanner de la gondole et se propulsa à l’autre bout de sa cellule pour entrer en contact avec les ganglions d’Évangeline. Qu’est-ce qui lui prenait ? Est-ce qu’elle avait oublié où ils étaient censés aller ?
Non, en fait, mais elle n’entendait aucun autre Anile appeler dans cette direction, et elle avait tant envie d’un accouplement. Est-ce qu’elle ne pouvait pas faire demi-tour, s’accoupler, puis revenir à cette petite planète hostile où ils étaient déjà allés maintes fois ?
Non, lui ordonna-t-il fermement. Ils avaient un programme à suivre. Ce qui lui semblait peu de temps représentait plusieurs générations pour les Humains qui les avaient missionnés pour ce voyage. Est-ce qu’elle voulait aller collecter des informations et les remmener sur Delta pour s’apercevoir ensuite qu’il n’y avait plus de marché ? Il lui peignit les conflits et les déceptions encourus et obtint en réponse un frisson d’horreur. Elle reprit rapidement sa trajectoire et Tug interrompit le contact avec elle.
Problème résolu. Mais Tug commençait à s’ennuyer. Il n’avait pas envie de reprendre le casse-tête des fillettes et de leurs œufs. Pas tout de suite du moins. Il chercha autre chose pour occuper son attention. Quelque chose de nouveau, et digne d’un Arthroplane enkysté à bord d’une Anile. Après tout, le temps devait en principe se passer en étude et méditation. C’était là tout le rôle d’un voyage interplanétaire. En principe.
Si seulement les Humains n’avaient pas une durée de vie si courte, il aurait pu réveiller Connie et la tenir éveillée, juste pour converser avec elle. Mais s’il le faisait, elle ne durerait même pas le temps de ce voyage, sans parler des suivants. Non, la conversation avec les Humains devait rester brève, même s’il la trouvait divertissante. Il se retrouvait à nouveau confronté au problème d’avoir non seulement des divertissements limités, mais de devoir les rationner soigneusement, faute de quoi il les épuiserait trop vite.
Il se laissa glisser vers l’autre paroi, là où il gardait quelques objets personnels, et descendit un casse-tête en forme de cube qu’un Évadorien lui avait donné longtemps auparavant. Très longtemps, se dit Tug. Les Évadoriens n’existaient plus. Comme les Humains, ils avaient empoisonné leur planète d’origine. De la même façon, ils avaient été sauvés et transplantés sur une planète harmonisée capable de les accepter dans son écosystème. Les Évadoriens avaient été légèrement modifiés pour s’adapter à leur nouvel environnement avant de s’installer. Mais, contrairement aux Humains, ils s’étaient révélés incapables de résister à leur nature compétitive. En moins de vingt-deux générations, ils étaient revenus à leur type primitif. La planète et les Évadoriens s’étaient mutuellement détruits. Les Arthroplanes les avaient laissés périr. Ils avaient eu leur deuxième chance.
Dommage.
Tug avait bien apprécié les Évadoriens qu’il avait transportés, et en avait même gardé un pendant un certain temps. Son espérance de vie plus longue en faisait un compagnon plus durable que les membres de l’équipage humain actuel. Il s’appelait ss’SFistes et c’était lui qui avait fabriqué le casse-tête pour Tug et avait trouvé le moyen de le faire parvenir jusqu’à sa cellule. À ce moment-là, Tug avait commencé à soupçonner que les Évadoriens ne réussiraient pas à s’adapter. Très peu de races capables d’imaginer et de résoudre un casse-tête le pouvaient. Ils cherchaient constamment une manière de contourner les problèmes, de repousser l’échéance du désastre pour quelques générations de plus. C’était toujours une erreur fatale. La seule voie vers la survie éternelle consistait à reproduire constamment les systèmes qui fonctionnaient. Les Arthroplanes eux-mêmes en étaient la preuve.
Tug manipula le cube avec ses tentacules et révisa les solutions que lui avait données ss’SFistes. Une inscription était gravée sur chaque face du cube, chacune censée évoquer un proverbe évadorien. Dans chaque proverbe, un mot-clé permettait d’aboutir à un septième proverbe. Souvent, le proverbe final était plus humoristique que philosophique. Jusqu’à présent, Tug avait trouvé neuf solutions possibles. Seule l’une des neuf était correcte. L’Évadorien lui avait dit que lorsqu’il avait une réponse, il devait briser le cube et vérifier si la solution inscrite à l’intérieur correspondait à la sienne. Tug envisagea de briser le cube pour vérifier sa solution, puis y renonça. Non, il préférait garder le cube et imaginer encore une autre solution. Quel plaisir offrait un mystère résolu ? Ce n’était qu’un fait de plus, sans intérêt, ancré dans la réalité et dénué de toute séduction potentielle.
Il reposa le cube sur la cicatrice qui servait d’étagère et examina sa dernière livraison de contrebande. Connie avait tout chargé méthodiquement dans le scanner, et il l’avait transféré dans les filaments sécrétés par Évangeline à son intention. Il avait déjà passé chaque enregistrement deux cent soixante-douze fois. En plus de l’élégante sélection de romans policiers qu’il avait demandés, (essentiellement Christie, MacDonald, Ferradson et Doyle), il y avait également d’autres documents, en particulier une Abominable histoire d’Epsilon. Qui le perturbait.
Il se souvenait d’Epsilon. Très précisément. Le Conservatoire ne les avait pas prévenus de leurs intentions. Il n’y avait pas eu le temps de préparer les Aniles. Évangeline et lui étaient aux premières loges. Quand Tug avait repris conscience, ils se trouvaient à un quart d’année-lumière de leur dernière position connue. L’équipage humain était resté trop longtemps en transommeil ; aucun n’avait survécu. Et Évangeline elle-même avait été quasiment anéantie par l’intensité des émotions émises par l’extérieur. Il ne parvenait toujours pas à lui faire comprendre ce qui s’était passé. Ni à quel point la maladie mortelle que les Humains avaient déclenchée devait être farouchement et impitoyablement combattue. Le Conservatoire avait tardivement émis des excuses à tous les Anilvaisseaux qui avaient subi ce choc émotionnel. L’explication qu’ils avaient fournie était plausible. Mais l’Abominable histoire d’Epsilon faisait état d’autres facteurs, plus troublants. C’était inquiétant. Il s’efforça d’oublier ces pensées désagréables.
Ses nouveaux romans policiers l’y aidèrent. Tug passa encore une fois ses antennes dans le faisceau de filaments, laissant glisser les titres alléchants sur ses extrémités sensorielles. Bien qu’il les ait déjà passés en revue de nombreuses fois, il avait décidé de traiter chaque œuvre individuellement pour mieux la disséquer et la savourer. Avant la fin du voyage, il allait tenter de comprendre totalement chacun de ses nouveaux enregistrements. Il n’y réussirait pas. Voilà en quoi la littérature humaine était merveilleuse : la plus grande partie en était si impénétrable que l’on pouvait y réfléchir pendant des années sans jamais la comprendre totalement. Et cette dernière collection… Il la caressa à nouveau de ses tentacules. Cette dernière collection était mystérieuse. Elle l’intriguait de plus en plus à mesure qu’il savourait les mots et les images qui les accompagnaient.
À part la cassette Epsilon, toutes les autres étaient de la littérature humaine de type « énigmes ». Universellement considérées par les Arthroplanes comme le plus grand accomplissement culturel des Humains, les énigmes posaient des problèmes soigneusement élaborés, impliquant généralement une mort ou une disparition inattendue. Les meilleures du genre étaient agrémentées de fausses pistes délibérément introduites par le créateur, dans le but d’empêcher le lecteur de les résoudre. Comme elles se déroulaient dans une grande diversité de lieux et d’époques, chacune nécessitait une étude approfondie de la culture et de la langue contemporaines avant qu’un Arthroplane ne puisse entreprendre la tâche délicieuse d’en trouver la clé. Tug s’enorgueillissait d’avoir résolu un grand nombre d’énigmes policières variées. Nancy Drew aurait été fière de lui, et les Hardy l’auraient cordialement accueilli comme compagnon, il en était sûr.
Plusieurs énigmes de ces nouveaux enregistrements étaient l’œuvre de Rex Stout, maître en la matière. Une autre avait été conçue par un auteur qui lui était moins familier, un certain John D. MacDonald. Son premier examen l’avait déjà plongé dans l’étude de l’architecture marine et du développement côtier, ainsi que des jeux de cartes humains, pour mieux apprécier le problème. Les enregistrements comportaient d’autres énigmes policières classiques et Tug se disait qu’il lui faudrait les étudier. Il ne serait pas éternellement enkysté.
Avec un frisson de plaisir coupable, il redirigea son attention sur d’autres filaments. De contrebande. C’était le terme. Copiés pendant que John était en transommeil, d’après les bandes qu’il avait eu la négligence de laisser chargées sur le scanner de sa bibliothèque. Il semblait à Tug que cette fois-ci, il avait été plus facile de fracturer le code de sécurité de John. D’habitude, celui-ci était plus prudent, et plus enclin à garder secret ses plaisirs personnels. Surtout ceux que Tug était susceptible d’apprécier.
Tug essaya de ne plus penser à la facilité avec laquelle il avait pénétré dans la cachette de John. C’était sans doute grâce à une meilleure connaissance de John et à une expérience accrue dans le déchiffrage des codes. Quoi qu’il en soit, il avait découvert un trésor, cette fois. Le poète Montemorossi représentait une délicieuse énigme. Qui était-il ? Un poète important, Tug en était sûr, sinon John ne s’en serait pas préoccupé. Il savait que John jugerait cela très impoli, voire criminel, s’il savait que Tug partageait ses centres d’intérêts. Mais il n’y avait pas de raison qu’il s’en aperçoive. En outre, il ne parvenait pas à les oublier. La poésie, plus que toute autre énigme, offrait des problèmes sans solutions claires, des questions sans réponses, des réponses sans questions. Ce genre mineur ne méritait peut-être pas l’attention des érudits, ni les méditations d’un cosmonaute, mais Tug adorait ça. Il sélectionna un poème et s’enveloppa fermement dans les filaments qui allaient le lui transmettre.
Avant de s’installer confortablement, il se brancha aux ganglions d’Évangeline. Elle poursuivait sa route, mais recommençait à s’ennuyer. Pourquoi devaient-ils retourner sur cette petite planète hostile ? Il savait à quel point ça la chagrinait. Pourquoi l’obligeait-il à y aller ?
Il la calma de son mieux et répéta le programme de la mission qui figurait dans le rapport de John. Ils se rendaient sur Terra parce que des Humains de Castor et Pollux avaient fédéré leurs ressources et les avaient chargés d’y aller. Ils mettaient en doute l’affirmation du Conservatoire selon laquelle Terra était une planète morte et, de surcroît, incapable d’être ressuscitée. Naturellement, c’était triste, mais il fallait comprendre que les Humains étaient très attachés sentimentalement à leur planète. Même si le Conservatoire avait prouvé, modèles à l’appui, que rien n’avait pu survivre sur Terra aux changements climatiques cataclysmiques, les Humains persistaient encore à espérer, et des organisations comme Terra Affirma encourageaient cruellement ces espoirs par des affirmations disgracieuses selon lesquelles le Conservatoire racontait des mensonges.
Elle ne comprenait pas.
Si Tug avait été Humain, il aurait soupiré. Mais les Arthroplanes avaient compris depuis longtemps les limites de l’intellect des Anilvaisseaux. Seules, les idées les plus simples leurs étaient compréhensibles, et les efforts fournis pour les éduquer ou augmenter leur niveau intellectuel ne faisaient que les perturber et les rendre imprévisibles, au point qu’ils en devenaient incontrôlables et dangereux. Il se demandait parfois s’il ne donnait pas trop d’explications à Évangeline, si ses efforts ne lui causaient pas plus de peine que n’en pouvait supporter son esprit simple. Oserait-il lui expliquer ce que signifiait « mensonges » ? Peut-être pas. Mieux valait le reformuler en termes plus facilement acceptables.
Terra Affirma voulait être sûre que Terra était bien morte. Le Conservatoire leur avait donc donné la permission d’aller collecter de nouvelles données. Évangeline et Tug allaient y conduire John et Connie, et ils lanceraient les sondes et les satellites qui allaient récupérer ces données. Pendant un petit moment, ils allaient tous faire le tour de Terra pour l’étudier. Puis, une fois les données collectées, ils retourneraient sur Delta. Et ensuite Terra Affirma consacrerait tous ses fonds à financer les programmes de recyclage plus efficace, et tous ses membres s’efforceraient d’être plus harmonieux et ne diraient plus rien pour perturber les autres Humains qui étaient déjà harmonieux. Est-ce qu’elle comprenait à présent ?
Elle obéirait.
Tug se rendait compte que de parler de la petite planète hostile déstabilisait Évangeline. Il lui rappela qu’en récompense elle pourrait avoir tout le slag de la station de recyclage qu’elle voulait, assez pour lui donner l’énergie de nombreux accouplements. Cela sembla la calmer, puis elle demanda si on ne pourrait pas faire demi-tour pour avoir le slag et s’accoupler d’abord, puis aller voir ensuite la vilaine planète ? Non c’était impossible, lui rappela-t-il, et quand elle protesta, il lui montra un jeu géométrique que les Humains avaient inventé très longtemps avant, une méthode pour diviser un segment de droite, n’importe lequel, en deux parties égales. Puis il lui expliqua qu’elle pouvait encore diviser chaque segment de droite, et obtenir encore deux parties égales. Encore et encore. Et les deux parties égales deviendraient de plus en plus petites, mais il y en aurait toujours deux et elles seraient toujours parfaitement égales. Toujours, éternellement. C’était exactement le genre de distraction qu’adoraient les Aniles, et Évangeline en fut ravie. Il se débrancha doucement de son ganglion et la laissa seule avec son nouveau jeu.
Dans le rêve de Raef, il n’était pas l’un des nombreux Humains sans visage qui s’étaient précipités, à pied, à bicyclette ou en jet vers les points d’évacuation. Il n’avait pas attendu dans la queue pendant des heures pour être ensuite refoulé, comme tous ceux qui avaient fait de la prison, ou étaient atteints de maladies ou de tares génétiquement transmissibles. Il n’avait pas vu tous ces jeunes gens au corps parfait, bardés de diplômes, dépasser les barrières et entrer dans les bâtiments. Non. Ce genre de conneries n’était pas pour lui.
Il avait été repéré immédiatement. Les Arthroplanes l’avaient vu tout de suite pour ce qu’il était, l’avaient appelé et lui avaient dit devant tous les autres : « Voilà le genre d’homme que nous recherchons pour être votre chef. Cet homme a la détermination nécessaire pour vous conduire de cette planète moribonde vers un monde nouveau. » Il rejouait la scène des milliers de fois, de mille façons différentes. Parfois, il était sur une estrade devant la foule des émigrants et l’accent nasalisant de la voix synthétique des Arthroplanes résonnait dans les haut-parleurs. Parfois, il était debout devant une longue table où étaient assis le président et les directeurs du cabinet qui le regardaient avec des yeux ébahis, tandis que sur un téléviseur grand écran, une vidéo leur annonçait qu’il était celui dont ils avaient besoin.
[Mais tu n’étais même pas vivant quand la première évacuation a eu lieu], interrogea la voix de sa mère. Perplexe. Désolée.
Ce ne sont que des rêves, maman. Mes rêves. C’est comme ça que ça aurait dû se passer. Il aurait dû être là depuis le tout début. Ces rêves l’avaient distrait pendant des milliers de cycles de stimulation, pendant un nombre incalculable d’années. Il savait au fond de lui qu’il rêvait d’une gloire qui le ferait briller aux yeux d’une génération disparue. Mais, en même temps, il en tirait une satisfaction particulière. Car en vérité ils ne l’avaient pas reconnu. Ils n’avaient même pas voulu de lui. Enfin, sa mère peut-être, mais personne d’autre. Ils l’avaient toujours laissé de côté et ignoré. Toujours trouvé des façons de lui dire qu’il n’était pas aussi bien que les autres. Oh, évidemment, ils essayaient de lui coller poliment des étiquettes : « Dyslexique », « Apprentissage difficile », « Handicapé social », « Mémoire remarquable, mais incapable de s’intégrer dans la vie quotidienne. », « Incapable de réagir aux stimuli sociaux habituels de manière acceptable. », « Résultats de tests contradictoires. », « Résultats de tests non concluants. », « D’autres tests sont recommandés. », « Aide psychologique à envisager. », « Incapable de développer complètement son potentiel. » Ils agissaient toujours comme s’ils lui accordaient beaucoup d’attention parce qu’ils s’intéressaient vraiment à lui. Mais c’était juste pour pouvoir le mettre dans une classe différente, lui faire repasser test sur test, lui reprocher d’être responsable des bagarres dans lesquelles il était impliqué et le punir parce que les autres l’embêtaient ou le battaient. Et faire comme s’il était trop bête pour qu’on s’occupe de lui. Il était sorti de l’école avec un diplôme et avait trouvé un emploi. Il avait été embauché par l’un des Centres pour l’égalité des chances des émigrants à bas revenus. Et il avait réussi, il avait décroché les tests physiques. C’était ce qui comptait le plus pour eux, qu’il soit en bonne santé. Un monde entièrement nouveau l’attendait.
Et c’est là qu’ils avaient découvert son cancer, et lui avaient tout enlevé, comme d’habitude, à cause d’éléments dont il n’était pas responsable.
Alors il avait rêvé comment il voulait que les choses se passent.
Dans son rêve, il s’était rendu en stop directement de Walla Walla au centre de chargement du désert de l’Arizona. Il n’avait appelé ni prévenu personne. Qui aurait-il pu appeler ou prévenir ? Il était devenu tout rouge à cause du soleil d’Arizona, mais la chaleur du soleil de la Terre n’avait pas suffi à réchauffer son regard de neige grise ni à changer sa démarche voûtée de taulard. Les gens continuaient à s’écarter sur son passage, lui jetant un coup d’œil avant de détourner le regard, surtout les femmes. Sauf ceux qui le reconnaissaient à cause de son portrait transmis à la télé, dans les journaux ou par fax. Ceux-là le dévisageaient, mais il ne baissait pas les yeux. Et ils finissaient toujours par détourner les leurs et par s’éloigner. Exactement comme dans la vie réelle.
Arrête. Arrête de gâcher ton rêve. La vie réelle n’a plus d’importance à présent.
Parce qu’ils étaient tous morts sauf lui. Et pas seulement eux, mais leurs enfants, leurs petits-enfants et leurs arrières petits-enfants. Tous morts et réduits en poussière. Parce que finalement il avait gagné, de la seule manière qui comptait. Il leur avait survécu à tous. Leur survivait et continuerait à leur survivre pendant des siècles et des siècles. Il allait rêver dans sa matrice et se réveillerait, quand Tug le déciderait, le temps d’une semaine, d’une journée ou d’un mois. Il aurait toujours son corps d’homme sain. Voilà une chose qu’il avait gagnée. Il faudrait une éternité pour que le cancer le rattrape. Le transommeil en ralentissait considérablement l’évolution. Alors il se réveillait, s’étirait, prenait sa douche, mangeait et Tug lui racontait ce qu’il était advenu de la race humaine pendant son sommeil. Puis il lui faisait faire le tour du vaisseau, le promenait dans son domaine. Il lui montrait tous les gadgets des cabines des Humains pour s’assurer qu’il savait les faire fonctionner. Puis Tug lui posait des questions et l’écoutait, l’écoutait vraiment, tandis que Raef lui racontait ce qu’avait été l’ancienne Terre.
Ensuite, Tug lui ouvrait sa matrice et il s’y faufilait à nouveau pour replonger dans ses rêves de transommeil. Comme un Pharaon qui retournerait à son sarcophage, en quelque sorte. Élu. Royal. Mort. Mais dont la vie dans l’au-delà était matériellement prévue. Et quand il se réveillait à nouveau, une ou deux autres générations de sa race étaient retournées à la poussière. Mais lui était encore en vie.
Le dernier véritable être humain de l’univers.
Il avait été ébranlé la première fois qu’il s’en était rendu compte. Il n’en était pas encore revenu. Ce n’était pas la dernière fois que Tug l’avait réveillé complètement, mais trois, non quatre fois plus tôt. Il y avait des centaines d’années, probablement. Tug l’avait sorti du transommeil juste pour le promener dans le vaisseau et lui parler de choses sans importance. De comptines, de chansons populaires, et même de jingles d’anciennes publicités. Comme d’habitude, il avait émergé comme s’il se réveillait après une légère cuite. La langue pâteuse, les yeux collés et le nez plein, mais avec en plus une sensation pénible au niveau du nombril et la lassitude des muscles engourdis. Sortir à quatre pattes de la douceur molle et de l’humidité répugnante de la matrice lui donnait toujours l’impression de sortir d’un ballon dégonflé. Il s’était étiré pour se mettre sur pied dans une cellule dont les parois lui faisaient penser à des tripes, sauf qu’elles étaient dures comme de la pierre. Il s’était mis debout, tremblant, comme la première fois qu’il avait essayé de marcher après avoir été au lit avec une pneumonie pendant trois mois, quand il était petit. Curieux comme il se rappelait distinctement cette première fois. Comme si elle préfigurait toutes les maladies à venir. Il avait cette même sensation d’avoir les muscles remplacés par des bandes de caoutchouc trop tendues. L’apesanteur semblait presque normale. Il s’était réveillé ainsi plusieurs fois depuis. Il laissait traîner la main sur la paroi côtelée tandis qu’il sortait, mi nageant, mi trébuchant, de la cellule de l’Anile par une sorte d’échelle souple qui descendait dans les quartiers réservés aux Humains.
Il éprouvait toujours un étrange soulagement en émergeant dans un couloir tubulaire aux parois familières de plastique et de métal. Du moins, on aurait dit du plastique et du métal. Tug appelait ça autrement, bioplastique, moulage cellulaire, des conneries de ce genre. Raef s’en moquait. Ce qui comptait, c’est que ça ressemblait à des murs et des plafonds normaux, pas comme s’il marchait à quatre pattes dans les entrailles de quelque chose.
Le couloir s’étendait à l’infini. « Un jour, lança-t-il dans le corridor désert, un jour je serai tellement faible que je me coucherai ici pour mourir. Qu’est-ce que vous ferez à ce moment-là ?
— Je donnerai ordre à l’équipage de se débarrasser de votre corps », l’informa Tug avec le plus grand calme. La voix venait de nulle part, de partout. Raef ne se souciait ni d’où ni de comment elle lui parvenait et ne posait jamais de questions.
« Mais je vous manquerai », lui rappela Raef qui avançait en trébuchant dans le couloir. Il ratait une prise sur deux, et perdait l’équilibre en cherchant à se rattraper. Il n’avait pas froid et pourtant il frissonnait. Il passa successivement plusieurs portails. Chacun conduisait à une cellule matricielle et il se souvenait du temps où toutes ces cellules étaient occupées, avec de six à dix matrices en activité dans chaque. Comme une ruche d’abeilles en hibernation.
Ses muscles se plaignaient. Pas seulement ses muscles habituels, mais ceux de son estomac, de sa gorge et même ceux de son rectum lui signifiaient : c’est trop, retourne te coucher. Il ressemblait probablement à un poisson tropical malade, à filer brusquement en avant, puis à flotter en tremblotant une seconde avant de foncer à nouveau.
« Oui, vous me manqueriez, admit Tug. Vous êtes unique en votre genre, Raef. »
Raef atteignit l’extrémité du couloir. Il y avait une écoutille, dont il déclencha l’ouverture en tapant un code avant d’entrer dans une cellule. Il ne se rendit compte à quel point le couloir était obscur que lorsque les lumières de la cellule le firent larmoyer. Derrière lui, le corridor replongea dans l’obscurité. « Faut que je m’assoie une seconde », annonça Raef en se hissant sur une couchette. Attachée au mur, franchement ! Raef soupçonnait qu’ils avaient conçu ces pièces pour l’apesanteur de manière si bizarre non pas parce que c’était nécessaire, mais simplement parce qu’ils le pouvaient. Il s’assit en respirant avec force pour laisser son esprit adapter la notion de « sol » à sa position actuelle.
« Alors ? » interrogea-t-il au bout d’un moment, comme Tug restait silencieux. Il savait qu’il l’observait.
« Pourquoi vous asseoir alors que vous pourriez vous reposer aussi efficacement en restant simplement immobile ?
— Pour la même raison que je vais m’habiller, et manger un morceau. Parce que je suis un Humain.
— Mais vous ne devriez avoir ni trop chaud ni trop froid. Ces pièces ont été conçues pour le confort de votre espèce. Vous ne devriez pas non plus avoir besoin de nourriture dès que vous sortez de la matrice. À moins d’un mauvais réglage. Vous avez une sensation de faim ou de soif ? »
Raef se gratta la nuque. Ses foutus cheveux lui descendaient au milieu du dos, malgré l’usage des inhibiteurs. Il aurait eu la barbe d’un vieux grand-père si Tug n’avait pas insisté pour lui faire utiliser l’éliminateur facial. Il réfléchissait à la question de Tug. « Non. Je n’ai pas vraiment faim ni soif. Mais bon sang, quand on se réveille, on prend son petit-déjeuner et on s’habille. Dites donc, Tug, demandez à Évangeline de me servir du café, des tartines, des œufs et du bacon. Et du jus d’orange.
— Vous savez bien que nous n’avons aucune de ces substances. Et si vous mangez trop, vous allez devoir rester éveillé assez longtemps pour que votre organisme élimine, avant de retourner dans la matrice.
— Bon, d’accord, dit Raef. Donnez-moi juste de la soupe, O.K., Tug ? Et pas de conneries. »
Tug ne disait rien. Raef entendit la machinerie du synthétiseur se mettre en marche. Il savait qu’il y avait une manière de la commander de son côté et qu’il aurait pu juste appuyer sur un bouton ou taper sur un clavier pour passer une commande tout seul. Mais à quoi bon être skipper de secours si on ne le faisait pas savoir de temps à autre à l’équipage ?
Il se tourna donc vers un distributeur de vêtements, le déclencha et en extirpa l’ensemble de papier. Tunique, pantalon et ceinture. Génial. Toujours la même couleur rosâtre, en plus. Il laissa la tunique et la ceinture flotter autour de son visage pendant qu’il enfilait le pantalon. Il perdit l’équilibre et se mit à faire des cabrioles en s’efforçant d’enfiler la deuxième jambe, tandis que la tunique essayait de l’étouffer. Raef s’agita furieusement dans tous les sens avant de se rappeler les conséquences encourues. Il se força à s’étendre à plat en l’air et resta suspendu sans bouger jusqu’à ce qu’en dérivant il arrive à proximité d’une prise.
S’accrocher à quelque chose pour essayer de s’habiller. Amusant. Et quand il eut fini, le bas de son pantalon lui arrivait à mi-mollets et la tunique dépassait à peine sa taille. « Tug ! Qu’est-ce que c’est que ces fringues, bon sang ! Vous m’avez donné la mauvaise taille ou quoi ?
— Quel est le problème ?
— C’est beaucoup trop petit. Trop serré. Regardez ! » Raef fit une pirouette au ralenti, puis s’arrima à nouveau à une poignée pour se rapprocher du distributeur de nourriture à la force des bras.
« Je vois votre problème. Tous les vêtements ont été récemment révisés dans un souci d’économie de tissu et pour mieux correspondre aux formes des membres de l’équipage. On a découvert que les vêtements amples présentaient un risque de sécurité. La chaleur de votre corps va rapidement élargir votre tenue qui deviendra plus confortable.
— Sûrement ! Je ne me sentirais jamais à l’aise dans ces trucs-là même si j’étais un Munchkin ! » Raef ouvrit la porte du distributeur et prit un plateau où les aliments étaient attachés. Il s’éloigna d’une poussée et atterrit juste sur une couchette. Aussi agile qu’un chat, une fois qu’il retrouvait ses réflexes.
« Un Munchkin ? »
La voix synthétique de Tug exprimait une curiosité insistante, comme à chaque fois que Raef utilisait un mot inhabituel. Parfois, avant de s’endormir ou pendant ses cycles de stimulation, Raef s’amusait à penser à des mots que Tug n’avait probablement jamais entendus, et les notait mentalement pour les employer plus tard à son intention.
« Oui, vous savez, un Munchkin. Un des petits bonshommes verts qui vivent sur Oz. Les grands copains de Dorothy et l’Homme de fer. »
Raef posa le plateau sur l’accoudoir et en détacha un récipient chaud. Tiède. C’était toujours tiède, jamais chaud. Pas moyen de convaincre Tug que le café devait être chaud, au moins au début. Même si ce n’était pas du café et ne contenait pas assez de stimulant pour énerver une souris. Il planta fermement le bec de succion et but une longue gorgée. Ce qui nettoya les glaires qu’il avait dans la bouche et la gorge, lui faisant prendre conscience qu’il était congestionné.
Il poussa un soupir de soulagement. « Je devrais toujours avoir ça à mon réveil, Tug. Pour nettoyer les saloperies que j’ai dans la gorge, pour que je puisse parler. Bon. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Je n’ai aucune référence aux Munchkins. Pouvez-vous me suggérer des titres à ce sujet ? » Quelle que soit la raison pour laquelle Tug avait à l’origine décidé de le réveiller, le nouveau mot la lui avait fait oublier.
« Oh, bien sûr. » Raef adorait ce rôle-là. « Cherchez un vieux livre, ou le film. Ça s’appelle Le Magicien d’Oz. Vous y trouverez tout sur eux, et plein d’autres trucs. Des singes volants, des méchantes sorcières, des épouvantails qui parlent, l’Homme de fer. »
Tug restait silencieux. Un long moment. Raef eut le temps de boire presque tout son café, de manger ses bâtons protéinés et leurs enveloppes comestibles, et une espèce de pâte feuilletée avec une garniture rouge. L’emballage était d’une couleur grise répugnante. C’était probablement bon pour la santé, mais pas question que Raef le mange. Il le bazarda avec le verre à café dans le recycleur et fourra le plateau dans une nettoyeuse. Il retourna à sa couchette.
« Vous êtes coincé ? » demanda nonchalamment Raef. Vu le temps écoulé, il connaissait la réponse.
« Oui. C’est apparemment dans la littérature obsolète, qui a été abandonnée, faute de place et d’intérêt. Il se pourrait qu’il existe une édition de mémoire collective dans un entrepôt sur Pollux. Il est classé en littérature enfantine.
— Ouais. C’était un genre de conte de fée, en fait. Pourtant, il se trouve que je l’ai lu. Ou, plus précisément, c’est le maître qui nous l’a lu. Au cours élémentaire, je crois que c’était.
— Et vous vous en souvenez ? » La voix de Tug était pleine d’espoir.
« Vous le savez bien. Vous croyez que c’est quoi, la mémoire totale ? Vous le voulez maintenant ? Ça commence comme ça : Le Magicien d’Oz, de Frank L. Baum. Chapitre premier. Le cyclone. Dorothy habitait au beau milieu des grandes prairies du Kansas, avec…
— Attendez, s’il vous plaît. Il faut que je demande à Évangeline de préparer les filaments enregistreurs. Il y en a pour peu de temps.
— Bon, O.K. » Raef adorait quand Tug prenait ce ton respectueux et enthousiaste. Ce serait atrocement chiant, comme d’habitude, de réciter la totalité du Magicien d’Oz de mémoire, et quand il aurait fini il serait prêt à retourner en transommeil. Mais ça faisait du bien, aussi, de savoir qu’il avait tant de trucs dans le cerveau qui n’existaient plus nulle part ailleurs. Ça lui donnait du pouvoir. Non seulement il était le dernier de son espèce, mais le détenteur de tant de choses qui avaient été abandonnées dans l’évacuation. Bon Dieu, la race humaine avait été obligée de laisser pratiquement tout. Que des Humains, pas d’animaux, ni de plantes, de poissons ou d’insectes, rien. Les seuls livres et autres trucs de ce genre étaient en papier biodégradable. Et tout ça devait être transféré sur des supports qui devaient « s’harmoniser » avec la nouvelle planète. Tous les vieux enregistrements devaient être décomposés et recyclés par l’intermédiaire des Humains. Venez, vous et vos connaissances. Laissez vos vêtements, vos bijoux, votre argent, vos belles voitures et vos chevaux de polo. Laissez tout. Vous voulez être évacués, laissez ce monde comme vous l’avez trouvé. Tout nu, comme tous les autres. Ce qui avait suffi à en effrayer plus d’un. Et de savoir que vos enfants allaient devoir être changés pour s’harmoniser au nouvel environnement en avait dissuadé pas mal d’autres.
Raef, sans bouger, réfléchit encore quelques instants. Puis il s’éleva de la couchette à l’aide des bras. « Dites, Tug, où sont-ils ?
— Pardon ?
— Où est l’équipage ? Les autres Humains ?
— Dans des matrices de transommeil. Ils ne sont que deux. »
Raef éprouva un pincement de déception. Que deux. Pas un équipage très impressionnant. Il n’avait jamais pensé à poser la question avant, mais avait toujours cru qu’un vaisseau de la taille d’Évangeline devait avoir un équipage assez important. Seulement deux ! Vous parlez d’un skipper ! Bon, mais c’était sans compter Tug et Évangeline. Et il fallait voir comme l’ensemble était énorme ! Ce n’était pas rien d’être en charge d’un vaisseau de la taille d’Évangeline.
« Je veux les voir. Dans quelle cellule sont-ils ?
— Dix-sept cent vingt. Pourquoi souhaitez-vous les voir ? » Le ton de Tug était très poli, mais Raef avait appris à l’interpréter. Ce vieux Tug était un petit peu inquiet.
« Je veux juste me rendre compte à quel point vous nous avez changés. À quoi ressemblent les Humains maintenant.
— Nous n’avons pas du tout changé les Humains. Les Humains se sont volontairement transformés eux-mêmes, pour être en harmonie biologique avec Castor et Pollux.
— Ouais. O.K. Je veux juste voir à quoi on ressemble, maintenant.
— Mais je crois que je peux vous décrire les changements. Un spécimen adulte, mâle ou femelle, est plus petit que ce que vous considériez comme la moyenne au vingtième siècle. Sa stature est plus proche de l’Humain moyen du douzième siècle, d’après les données de l’ancienne Terre. En même temps, la puberté a été retardée, si bien que notre équipage actuel vous donnerait probablement l’impression d’être composé d’enfants. Je vous assure que ce n’est pas le cas. La pubescence retardée et l’adolescence prolongée donnent à votre espèce le temps de grandir calmement et de s’instruire sans être distrait par des pulsions sexuelles. De même, l’espérance de vie de l’Humain moyen est de presque deux cents ans, selon vos critères. Le développement intellectuel peut ainsi se poursuivre pendant une période plus grande que par le passé, ce qui conduit à l’épanouissement de philosophies et de talents artistiques inconnus des civilisations précédentes. En revanche…
« Tug, Raef interrompit le bla-bla.
— Raef ?
— Je veux les voir. Pas entendre parler d’eux, les voir.
— Ils sont dans des matrices.
— Je m’en fous. De toute façon, les membranes sont presque transparentes. Je veux les voir. Éclairez-moi le passage.
— Raef. Ce pourrait être extrêmement perturbant pour vous. »
Ce genre de réponse était pour Tug aussi près que possible d’un refus. Raef joua son va-tout. « Vous voulez que je vous raconte le Magicien d’Oz, oui ou non ? »
La lumière revint lentement dans le corridor.
« Merci, Tug. » D’une poussée, Raef s’écarta de la couchette et se dirigea vers le couloir. Pendant les premières minutes, l’activité lui sembla presque agréable. Puis, il ressentit les vagues tiraillements d’un tube digestif qui n’avait pas vraiment fonctionné depuis des décennies. Il ralentit le pas.
L’itinéraire le conduisait dans une série de couloirs qui traversaient des pièces fonctionnelles comme celle où il avait mangé, puis débouchaient sur d’autres couloirs. Et encore et toujours des orifices de cellules matricielles. Il tenta d’imaginer combien d’Humains l’Anilvaisseau avait transporté quand il était complètement chargé. Impossible. Beaucoup. Assez pour peupler un petit monde.
Il commençait à se demander si Tug n’était pas en train de le balader pour rien lorsqu’une cellule matricielle s’éclaira soudain devant lui. Il ralentit. Ça lui donnait toujours la chair de poule d’entrer ainsi dans une cellule matricielle et de voir dormir des Humains dont la vie était en suspens. Comme dans un vieux film pour adolescent. Au fait, un jour, il faudrait qu’il parle de ce genre de choses à Tug. Ça lui ferait probablement réviser complètement sa conception des divertissements humains.
Raef se rendit compte qu’il s’était arrêté juste devant la cellule. Bon, est-ce qu’il voulait voir à quoi ressemblait un Humain nouvelle formule, oui ou non ? Oui. Alors, allons-y.
C’était pareil que les fois précédentes. L’ambiance de la cellule était chaude et moite. L’odeur rappelait à Raef leur chienne, quand elle avait fait ses petits dans sa chambre. Seules deux matrices étaient occupées. Les autres étaient de grands sacs gris, vides, ancrés aux parois de la cellule par d’épais tuyaux gris, comme de gigantesques cordons ombilicaux.
Les deux matrices occupées ressemblaient à de gros cocons gris, sauf qu’ils étaient lisses. Les cordons nourriciers, qui entraient et sortaient, étaient gonflés de liquide. Raef eut l’impression qu’une légère pulsation les animait. Il détourna vivement le regard, écœuré comme toujours par leur aspect de tripailles. Il se propulsa dans la pièce jusqu’à voir l’un des visages endormis. La mince membrane qui le recouvrait était d’un rose grisâtre. Ce qui lui fit l’effet de regarder quelqu’un à travers des lunettes roses poussiéreuses. Mais même ainsi, ça ne suffisait pas à dissimuler à quel point le type était laid. Un gros nez et de grandes oreilles, disproportionnés par rapport à son visage. Et le visage, non, tout le bonhomme même était sacrément petit. Il lui arriverait sans doute à peine à l’épaule.
Raef s’écarta d’une poussée et s’agrippa à un barreau juste devant l’autre matrice. Il jeta un coup d’œil au deuxième membre d’équipage et détourna vite les yeux. Aussi moche que le premier. Un visage de bébé, le menton rond, mais les mêmes grandes oreilles et gros nez. Les oreilles lui rappelaient celles des chimpanzés, roses, rondes et décollées du crâne. La vague idée qu’il avait eue de demander à Tug de les réveiller pour leur parler disparut.
« Des questions ? » La voix de Tug interrompit sa rêverie. Raef eut l’impression de percevoir une note de compassion dans sa voix.
« Non », répondit brusquement Raef en se hissant par l’échelle pour sortir de la cellule matricielle. Il traversa le couloir à nouveau discrètement illuminé. La lumière, comme la voix de Raef, n’avait pas d’origine précise. Raef ne projetait aucune ombre sur les murs. « Pourquoi ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi sont-ils ainsi ? Tout petits, comme des enfants, mais avec des grandes oreilles et un gros nez ?
— Ils vous donnent l’impression d’êtres des enfants parce qu’ils sont petits. Le capitaine n’est pas encore entré dans la puberté. Ce qui ajoute à son apparence juvénile. Le processus prend plusieurs années maintenant, et non quelques mois. Et leurs oreilles et leur nez sont plus grands parce que ce sont des Mariners. Des astronautes, vous pourriez dire. Si bien que leur vie a été rallongée par l’usage des matrices, bien au-delà même de l’espérance de vie moyenne de leurs contemporains humains.
— Mais quel est le rapport avec la taille des oreilles et du nez ? » Raef se propulsait soudain plus vite, dans sa hâte à quitter les Dumbo dormants.
« Les matrices, comme vous le savez, ne “gèlent” pas la vie. Elles ralentissent fortement le processus de vieillissement qui afflige les Humains et les limite à une brève espérance de vie. Mais les matrices ne peuvent interrompre le vieillissement, ni la croissance. Regardez vos cheveux, par exemple. Malgré l’inhibiteur, ils continuent à pousser. De même que vos ongles. Votre barbe ne pose pas de problème, parce que vous avez fait usage d’un produit plus concentré sur votre visage.
— Quel est le rapport avec les oreilles et le nez ?
— Chez les Humains, le nez et les oreilles sont des parties du corps qui continuent à croître pendant toute la durée de vie. Ces éléments étaient déjà plus accentués chez les personnes âgées de votre race, même quand on considérait que quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans était un âge avancé. À présent que les Humains peuvent vivre jusqu’à deux cents ans, les oreilles et le nez continuent à croître. C’est un signe de vieillissement accepté. Quant aux Mariners, qui grandissent toujours bien que les matrices leur permettent de ne pas vieillir, le grand nez et les grandes oreilles sont les signes caractéristiques de leur métier. »
Raef s’était immobilisé. Il amorça un geste de la main en direction de son visage, réprima très vite sa pulsion. Ridicule. Les Arthroplanes n’avaient pas changé son corps. Il ne ressemblait en rien à ces deux monstres là-bas dans leur utérus.
« Raef ? » La voix de Tug avait une intonation amicale. « Allez jusqu’à la salle de service. J’ai fait préparer par Évangeline un dessert énergétique à votre intention. Et elle a maintenant les filaments nécessaires à l’enregistrement. Si vous avez envie de nous raconter Le Magicien d’Oz.
— Oui, d’accord. D’accord. »
Il était retourné dans la salle et avait mangé les barres biscuitées que lui avait préparées Évangeline, puis leur avait récité intégralement Le Magicien d’Oz. Il leur avait aussi raconté le film qui en avait été tiré, avec le cheval d’une autre couleur et les pantoufles rouges et Judy Garland qui jouait comme une petite fille. Absolument tout. Il avait fallu au moins deux ou trois jours, sauf que maintenant il n’y avait plus de jours. Seulement des cycles. Puis ils avaient évacué le reste des aliments digérés de son organisme et il était retourné dans la cellule pour rentrer en rampant dans la matrice. Et, tout en guidant le tube de connexion sur le cathéter implanté en permanence sur son nombril, il s’était dit : tu as sacrément raison, Dorothy. On n’est nulle part aussi bien que chez soi. Mais on n’est plus chez soi nulle part.
Raef ne savait pas avec certitude combien il y avait eu de réveils depuis. Mais il n’était pas le moins du monde curieux de revoir son équipage. Juste de savoir qu’ils étaient là, soumis à sa volonté. C’était suffisant. Même si c’étaient des Dumbo.
[Des Dumbos ?] s’étonna sa mère.
Il soupira dans son sommeil et se lança dans une longue explication.
Le plancher de sa cellule trembla et Tug fut arraché de sa couchette artérielle. Une autre secousse convulsa les parois pendant qu’il se précipitait vers le centre de contrôle afin de renouer le contact avec elle. Il sentit qu’Évangeline changeait deux fois de direction, à toute vitesse, comme si elle était poursuivie. La force brutale de ses émotions faillit rompre le contrôle intellectuel qu’il exerçait sur elle. Il lui injecta six nématocystes avant que leur effet calmant ne se répande dans son organisme. Elle continuait à trembler, comme si elle cherchait à échapper en s’ébrouant de ce qui la perturbait. Il livra longuement bataille avant de séparer ses émotions des événements qui les avaient déclenchés. Lorsqu’il eut repris le contrôle mental de l’Anile, il vérifia l’état des Humains. Ils étaient tous intacts.
Il n’y a pas de dégâts, lui dit-il pour la réconforter. Et, devant son peu d’intérêt pour la santé des Humains, il la réprimanda. Avait-elle réfléchi une seconde au mal qu’elle aurait pu leur faire à tous, en réagissant de la sorte ? Ne savait-elle pas qu’elle devait maîtriser ses émotions, pour l’harmonie et le bien-être de tous ceux qu’elle portait en elle ?
Si, si, bien sûr, elle le savait, mais elle avait eu tellement peur. C’était exactement comme la dernière fois, quand les autres Aniles lui avaient annoncé la nouvelle, elle avait bien perçu leur agitation. Encore les Humains, toujours eux, qui bousculaient tout, qui changeaient les choses, qui mouraient, encore et encore, mais en grand nombre et en même temps cette fois. C’était si dégoûtant, si choquant, si inharmonieux.
Encore deux nématocystes, soigneusement positionnés et retirés avant d’être complètement vides. Il faudrait des mois pour que l’organisme de Tug refasse ses réserves de poisons calmants. Les balbutiements d’Évangeline se ralentirent. Il avait le temps à présent de faire le tri dans ses pensées. Tug s’immobilisa, accroupi sur l’artère neurale de l’Anile.
Un grand nombre d’Humains étaient morts, une fois encore ?
Affirmatif. La réponse était si nonchalante qu’il se demanda s’il n’avait pas forcé la dose de sédatif.
Où ? Évangeline, où ? Quelles sont les coordonnées de l’endroit où beaucoup d’Humains sont morts soudain ? Non, plus précisément, pas seulement dans quel système solaire. Sûrement à proximité de Castor et Pollux, c’étaient les seules planètes qui avaient un grand nombre d’Humains susceptibles de mourir. Non, plus précisément encore. Tug analysa sa réponse. Il éprouvait des sentiments contradictoires, qu’il dissimula soigneusement à Évangeline. Colère et dégoût de ce que faisaient les Humains, à cause de leur nature proto-carnivore. Et le même frisson d’excitation que lorsqu’il lisait les premiers chapitres d’un roman policier. Il imagina les dégâts sur la station Delta, calcula le temps écoulé depuis qu’ils en étaient partis, puis envisagea les explosions accidentelles qui avaient envoyé des sous-sections G-A-1/2 dans le vide sidéral. Rien de grave, dit-il distraitement à Évangeline pour la rassurer, il ne fallait pas prendre cela trop à cœur, c’étaient des choses qui arrivaient. Ce qui comptait, c’était d’accomplir sa mission. La partie de la station qui avait été soufflée n’était pas essentielle. Les Humains qui l’habitaient étaient très âgés, et avaient déjà entamé le processus que les Humains appelaient « mourir ». En peu de temps, de toute façon, ils seraient partis. Calme-toi. Et reprends ta course.
Il sentit qu’elle réagissait, mollement mais précisément, soulagée de lui laisser prendre en charge son angoisse et sa peur en lui transmettant le calme en retour. Il lui soutirait ses émotions désagréables, comme dans l’ancienne médecine des Humains les sangsues soulageaient les malades de leurs sanies. Talbot aurait aimé cette comparaison, se dit Tug. Il aurait été content de mes progrès.
Tug essaya de faire l’estimation en années humaines pour admettre finalement que l’espérance de vie de Talbot avait été dépassée depuis la dernière fois qu’il l’avait vu. Cent vingt-sept ans auparavant, en années humaines, Talbot avait embarqué sur l’Évangeline, pour un unique et bref voyage de seulement quarante années lumière aller-retour. Mais Talbot avait opté pour un grand nombre de périodes de réveil. Il avait donc passé ainsi près de vingt ans en compagnie de Tug, tandis que John dormait du sommeil du juste, totalement inconscient que son homme d’équipage initiait Tug aux mystères de la nature humaine. Quand John, à son réveil, se rendit compte à quel point Talbot avait vieilli, il l’avait renvoyé sur-le-champ. Mais c’était trop tard. Tug, non plus que ses relations avec John, n’avaient jamais été les mêmes depuis. Talbot avait donné à Tug les clés permettant de percer John à jour.
Talbot avait éloigné Tug de son étude exclusive des romans policiers pour l’entraîner vers une vue d’ensemble de la littérature. Et la poésie, avec ses parfums de mystère, lui avait servi d’appât. De la poésie, Talbot avait, inévitablement selon Tug, bifurqué vers les écrits politiques et philosophiques. Il avait ainsi bouclé la boucle et montré à Tug qu’on ne peut pas étudier une seule facette de la littérature humaine. Il fallait avoir en toile de fond la totalité des humanités avant de pouvoir en aborder la compréhension.
Même après le départ de Talbot, Tug avait suivi sa trace. Les visites de John au port avaient signalé à Tug quelque chose d’intéressant. Il ne lui avait pas été difficile de découvrir ses activités secrètes de marché noir de documents, ni le fait que John était un client régulier. Talbot avait refusé que Tug intègre sa clientèle. Mais grâce à tout ce qu’il savait, il ne lui avait pas été difficile de lui forcer la main. Et, vers la fin, Talbot avait surmonté sa rancœur vis-à-vis du chantage de Tug et avait même tenté de le rallier à ses malheureuses idées politiques, en joignant aux enregistrements destinés à Tug des documents qu’il n’avait pas demandés.
Et voilà que Talbot était mort. Il avait su que la fin était proche. C’est pour cette raison qu’il lui avait envoyé cet enregistrement sur la station Epsilon. Comme un dernier effort pour gagner Tug à sa façon de penser. L’imbécile. La seule chose que prouvait sa mort, c’est qu’il avait été stupide. Il avait déblatéré sur les injustices du système institué par le Conservatoire, s’était révolté contre leur insistance à vouloir totalement contrôler l’existence humaine. Et il était mort. Mort en prouvant qu’il avait eu tort.
« Je vous l’avais dit, Talbot… » Tug murmurait pour lui-même d’une voix songeuse. « La justice et l’injustice n’ont pas d’importance. La liberté n’est pas le problème. Le problème, c’est de survivre. Si un système de survie fonctionne, si une méthode de coexistence perdure et que les espèces concernées continuent à exister, alors elle mérite de se perpétuer. C’est la race, Talbot, et non l’individu, qui compte. C’est la seule chose qui importe depuis toujours. Vous auriez pu profiter des leçons des Évadoriens, si vous aviez su ce qui leur était arrivé. Désolé, Talbot. Vous aviez tort. »
Tug nota mentalement de devoir trouver une nouvelle source d’anciens documents. Il grommelait dans sa barbe. Encore une preuve de plus. Ce n’était pas bien malin de votre part, Talbot, de détruire par votre mort un système qui fonctionnait.